Bercée par l'allure familière du bus qui la ramenait à ce qui était à présent sa maison, Lily regardait par la fenêtre, sans vraiment voir quoique ce soit. Les rues étaient encore éclairées, malgré l'heure tardive, et elle se souvint, comme elle devait s'en souvenir chaque nouvelle nuit depuis qu'elle était ici, qu'à Séoul, rien ne dormait jamais. Le calme nocturne de Bristol lui manquait souvent, mais il y avait de bons côtés, quand on avait l'âge de Lily, à vivre dans une ville qui était lé définition même de la vie. Ses écouteurs dans les oreilles, c'était une chanson calme, reposante, propice à la mélancolie provoquée par les soirées d'hiver, qui passait en boucle dans son lecteur. Une chanson qu'elle avait aimé à la première écoute, et dont elle ne semblait pas vouloir se lasser. Ce soir pourtant, elle n'était pas malheureuse. Et elle ne détestait pas Séoul, même si ce n'était pas « chez elle ». Ici n'étaient pas ses racines et pourtant, elle pensait pouvoir y faire un petit trou suffisant pour y planter quelques fleurs, voire quelques années. Un sourire fugace passa sur ses lèvres, alors qu'elle regardait le petit garçon devant elle qui, après avoir soufflé sur la vitre, dessinait ce qui vivait dans ses rêves sur la buée. Sans vraiment réfléchir, elle finit par l'imiter, et c'est un cœur qui finit le trajet à ses côtés, qui s'effaça lentement alors que le bus s'arrêtait, et qu'elle descendait sur le trottoir encore humide de la dernière bruine. Resserrant sa veste, elle resta un instant debout dans le noir, la lumière s'étant perdue entre deux lampadaires. D'ici, elle apercevait les fenêtres de la maison, où rien ne semblait bouger. Pouvait-elle vraiment espérer qu'il ne soit pas encore debout, à l'attendre ? Il devait être sorti, on était vendredi soir après tout, et il était à peine une heure du matin, beaucoup trop tôt pour le savoir rentré...

Elle frissonna sous l'assaut d'une brise un peu plus fraîche que les autres. Elle frissonna également, sous l'assaut de l'appréhension. Ce dont elle avait peur, ce n'était pas de découvrir Wyatt fâché : elle craignait plus que tout de le voir triste, et elle savait qu'elle ne pourrait pourtant pas y échapper, puisqu'elle le connaissait peut-être mieux qu'elle ne se connaissait elle-même. Mais peut-être s'appuyait-elle un peu trop sur ce qu'aurait été ses propres réactions si elle avait du être à sa place... Le plus bête dans tout cela, c'est qu'elle n'avait pas réellement de petit ami, au fond. Bien sûr elle recherchait l'amour, comme toutes les jeunes filles un tant soit peu romantique en ce monde, mais ce n'était même pas cela qui l'avait poussé à entrer dans cette agence pour louer les services d'un jeune homme. Alors pourquoi se sentait-elle si coupable ? Si mal à l'aise ? Lily se mordillait la lèvre, sans vraiment s'en rendre compte, ses pensées déjà bien trop concernées par ce qui l'attendait dans cette maison bien trop grande pour deux. Deux âmes aussi frivoles que les leurs, qui ne s'attachaient jamais réellement aux choses, si ce n'était eux-mêmes. On passa à côté d'elle, sans lui jeter un regard, et elle suivit des yeux la silhouette du passant jusqu'à ce qu'il se fonde dans l'obscurité. Sans doute était-il grand temps qu'elle avance elle aussi, après tout, elle n'allait certainement pas rester là toute la nuit. « Et pourquoi pas ? » se dit-elle tout bas. Un sourire se dessina sur ses lèvres alors qu'elle faisait un premier pas, car non, elle n'était certainement pas aussi lâche. Et tout cela, après tout, n'avait rien d'une tragédie. L'appréhension était grande, mais elle n'avait aucun moyen d'échapper à ce qui suivrait immanquablement, que ce soit ce soir, ou demain. Tous deux savaient depuis longtemps que viendrait un jour où ils devraient apprendre à vivre davantage pour eux-mêmes que l'un pour l'autre, et ce jour approchait, sans qu'ils puissent y faire quoique ce soit. C'était pour leur bien, pour leur vie. Il n'y avait pas de raison d'avoir si peur...

Lily prit une grande inspiration, alors qu'elle atteignait la porte de la maison. Les mains dans les poches, elle chantait tout bas, alors que la musique n'avait toujours pas cessé de jouer dans son lecteur. Elle l'apaisait, la laissait penser que ce ne serait pas si terrible et que de toute façon, ils en avaient bien besoin. Besoin de parler, de sincérité. D'un retour à la réalité aussi, peut-être bien. Lentement, elle retira les écouteurs de ses oreilles, éteignit le lecteur, sans pour autant cesser de fredonner l'air qu'elle venait de quitter. Si elle s'était attendu à être accueillie par le silence de la nuit, elle s'était bien trompée. On entendait d'ici les échos lointain du trafic, les sons étouffés d'une musique, et quelques cris ici et là. Les lumières de Séoul teintait le ciel d'orange et de rose, et elle resta un moment à observer toutes ces couleurs, qui ne manquait pas de lui faire regretter les étoiles. Elle soupira, et déverrouilla la porte, se hâtant de quitter la fraicheur de la nuit pour l'agréable tiédeur du foyer. Personne n'était dans le hall d'entrée pour l'accueillir, mais l'appréhension ne cessait pour autant de lui serrer le cœur. Se débarrassant de sa veste, elle alluma une à une les lumières de la maison, mal à l'aise comme toujours, lorsqu'elle devait rester seule dans le noir complet. Pas un bruit ne se faisait entendre, et elle commençait à croire qu'il n'y aurait pas de regards empli de reproches à son encontre ce soir. De regards résignés aussi. Lily soupira tout en se dirigeant vers la cuisine, où elle se servit un verre d'eau avant de jeter un œil à l'horloge qui la fixait du haut de son mur. Il lui était arrivé de ne rentrer que bien plus tard et pourtant, il lui semblait être plus fatiguée que jamais...

Un léger bruit, quelques marmonnements. Elle arrêta son mouvement, et laissa le verre entre le comptoir et ses lèvres, qu'elle mordillait maintenant légèrement. Ainsi, Lily n'allait pas s'en sortir aussi facilement... Peut-être aurait-elle eu le temps de s'esquiver discrètement, laissant là sa boisson, mais il l'avait sans doute entendu et elle le connaissait trop bien pour savoir qu'il était bien capable de venir frapper à la porte de sa chambre, et sans se soucier le moins du monde du désordre qu'il pourrait causer. Elle se contenta donc de terminer son verre, guettant son arrivée. Sa voix finalement, résonna dans la pièce. Ses mots, son ton comme son débit, tout indiquait qu'il n'avait pas passé la soirée seul, mais accompagné d'une ou plusieurs bouteilles. Elle n'avait même pas besoin de se retourner, de le regarder, pour le deviner. « HWANG LILY. Or Shall I call you ‘Miss Traitresse’? Comment t’as pu me faire ça Lily, toute une soirée sans que j’ai pu te voir ?! Et puis c’est quoi toutes ces cachoteries ? C’est une blague ? Tu te fiches de moi, n’est-ce pas ? Serais-tu en train de me remplacer par un quelconque Coréen ? Adieu cher Anglais, welcome dear Koreans, je savais que ces types te tournaient autour, c’est lequel hein, lequel que je lui fiche mon poing dans la face, aller aller montre le moi ! Ah…» Lily soupira, reposa son verre, prit même le temps de le rincer, avant de finalement faire face à son ami. Sans dire un mot, elle le laissa approcher. Lily se contentait de le détailler, observant les changements su à l'alcool, la fatigue, l'inquiétude aussi, sans doute. Elle ne pu s'empêcher de culpabiliser, regrettant déjà d'être sortie en douce... Elle avait beau se dire que c'était là son droit, qu'elle était une grande fille, qu'elle fréquentait qui elle le voulait sans avoir à demander l'approbation de personne, et pourtant, de tout son cœur elle ne voulait voir que des sourires et de la satisfaction sur le visage de son meilleur ami. Ne sachant pas quoi répondre, ne sachant même pas s'il était en état de comprendre ou de pardonner quoique ce soit, qu'importe les mots ou excuses qu'elle pourrait trouver, elle se contenta de fermer les yeux un instant, espérant ainsi se donner le temps, quelques secondes tout au plus, de trouver ce qu'il lui manquait à présent pour lui répondre. Peut-être était-ce tout simplement du courage...

Lily sursauta, surprise par le bruit de la bouteille qui, en tombant, s'était brisée. Un bris de verre heurta sa chaussure, et elle ne fit rien d'autre que l'observer un moment, la bouche entrouverte. Pouvait-on réellement se mettre dans un tel état pour si peu de choses ? Elle était simplement sortie, s'était amusée, avait profité... sans lui peut-être. Mais n'était-ce pas là une erreur qu'ils seraient amenés à reproduire de plus en plus ? Elle espérait presque qu'il l'a commette à son tour, même si les tiraillements de la jalousie se faisait sentir rien qu'à cette idée. « Wyatt... » dit-elle doucement, avant de laisser échapper un soupir et de faire un pas vers lui, passant un bras dans son dos pour l'aider à se soutenir. « Combien de verres... de bouteilles... as-tu bu ? Tu sais que je n'aime pas te voir dans de pareils états. Allez viens, inutile de rester là. » Lentement, d'un pas mal assuré mais toujours en veillant à ne pas laisser le jeune homme tituber un peu trop, elle le mena jusqu'au sofa qu'il venait de quitter, et l'y assis doucement. Se redressant, c'est consternée qu'elle vit l'ampleur du désastre, les traces d'alcool sur la table basse et le sol, le verre renversé, et la bouteille encore brisée, sur le carrelage de la cuisine. Lily ne pu que s'en vouloir un peu plus, une petite voix ne cessant de murmurer que tout était de sa faute, qu'elle aurait au moins pu le prévenir, voire ne pas sortir du tout. Cela aurait sans doute été bien mieux mieux... oui. Non. Bien sûr que non. Soupirant de nouveau, elle força Wyatt à s'allonger sur le sofa, et osa sa tête sur ses cuisses alors qu'elle prenait place à son tour. Passant méthodiquement sa main sur le front de son ami, elle fredonna de nouveau la chanson qui passait plus tôt dans son lecteur, en guise de berceuse. Il était en sueur, et elle se mordilla légèrement la lèvre inférieure. Et s'il tombait malade ? Malade d'inquiétude ? Lily ferma les yeux, ne cessant de murmurer les paroles de la mélodie qui la hantait et, l'espérait-elle, suffirait à les apaiser tous les deux.

« Je ne suis pas une traîtresse, tu sais. Et tu devrais bien savoir que jamais je ne pourrais te remplacer. Sais-tu pourquoi je t'ai suivi jusqu'en Corée ? Bien sûr que tu le sais. Parce-que je t'aime Wyatt, parce-que tu étais, et restes, mon seul véritable repère. Quand je rentre chez moi Wyatt, c'est que je vais là où tu es, peu importe que ce soit cette maison, ou les rues de Bristol. » Elle se tu un moment, guettant un signe de son ami lui prouvant qu'il l'écoutait. N'obtenant rien, elle ôta sa main du front de son ami, et la reposa à ses côtés. « Peut-être... peut-être bien qu'il y a quelques « coréens ». Peut-être bien. Mais ils ne seront jamais toi, ne te remplacerons pas. Je me sens coupable tu sais, je sais bien que si j'étais restée, tu ne te serais pas fait tant de soucis, ne te serais pas mis dans un état pareil. Mais je devais sortir. Je devais y aller, tu comprends. Pour toi, et puis pour moi aussi. » Souriant à demi, un sourire sans joie, elle se pencha légèrement, juste assez pour effleurer de ses lèvres le front de son frère, de son père, de sa vie toute entière. Et finalement, dans leur langue natale, dans cette langue si chère à leur cœur et qui les ramenait invariablement là où ils étaient nés, là où ils avaient vécus leurs meilleures années : « Together, we will live forever. »